L’alimentation humaine a toujours été un sujet de réflexion et d’ajustement en fonction des contextes culturels, historiques, et même économiques.
Déjà dans l’Iliade, Homère soulève un débat qui reste pertinent : à quel moment les guerriers doivent-ils manger, avant ou après le combat ? Cette question reflète une vision plus large de l’époque où les repas étaient intimement liés aux besoins immédiats et aux circonstances de la vie quotidienne.
Dans de nombreuses sociétés anciennes, les repas étaient souvent réduits à 1 ou 2 par jour, avec un repas principal consommé au milieu ou en fin de journée.
Homère exprime clairement l’importance de manger pour maintenir la force physique et mentale des guerriers. Par exemple, il écrit : “Il est bon de goûter d’abord à la nourriture et au vin, car ils nous donnent la force d’affronter les labeurs du jour.” (Iliade, Chant XIX, vers 155-156). Cette citation montre que les guerriers se préparent pour la bataille en prenant un repas, soulignant l’importance de manger avant de se livrer à des efforts physiques intenses.
De plus, Homère indique que “L’esprit est souvent affaibli par la faim et la soif, et les membres sont lourds quand on est privé de nourriture.” (Iliade, Chant XIX, vers 229-231), soulignant l’importance de la nourriture pour maintenir non seulement la force physique, mais aussi la clarté d’esprit nécessaire pour la bataille. Les repas étaient donc bien plus qu’un simple besoin physique ; ils étaient une préparation mentale et spirituelle pour les épreuves à venir... lorsqu'il y avait un effort physique important à fournir !
Lorsque le corps n'est pas destiné à produire une effort important (olympique!), il n'a pas (biologiquement parlant) la possibilité de gèrer 2 voire 3 repas par jour.
D'où vient alors cette injonction de 3 repas par jour et surtout du sacro-saint petit-dejeuner?
Ce mode de vie a perduré pendant des siècles jusqu’au milieu du 19e siècle, moment où l’Américain John Harvey Kellogg introduit ses fameuses céréales Kellog's. Le petit-déjeuner, jusque-là inexistant sous sa forme actuelle, s’impose alors comme un repas incontournable, en grande partie pour des raisons commerciales.
L’industrie alimentaire développe rapidement tout un assortiment de produits spécifiquement dédiés à ce nouveau repas : céréales, lait, beurre, croissants, jus d’orange, etc. Le "petit-déjeuner occidental" devient ainsi un modèle standardisé, parfois imposé comme une norme universelle.
Soupe, kitcheri, riz & lentilles comme "repas" de petit-dejeuner
Cependant, dans de nombreuses cultures à travers le monde, le petit-déjeuner reste un repas très similaire aux autres repas de la journée. En Chine, au Japon, en Inde ou au Mexique, par exemple, on consomme souvent du riz, des lentilles ou du kitcheri le matin, des aliments que l’on retrouve également aux autres moments de la journée. Le petit-dejeuner est consideré comme un véritable repas, qui tient au corps et soutient efficacement et durablement l'organisme tout au long de la journée. Ce contraste souligne le caractère commercial et culturellement spécifique du petit-déjeuner occidental.
Comprendre l'histoire et nos schèmas
Comprendre l’histoire de notre alimentation est crucial pour décrypter nos comportements actuels. L’Ayurveda recommande un à deux repas par jour, en fonction des besoins individuels et de la capacité d'Agni. Sushruta Samhita évoque le concept de « Eka Kala » (une seule fois par jour) et de "Dwi Kala" (deux fois par jour).
“Il est dit que le moment de consommer de la nourriture doit être approprié [au feu digestif et aux besoins du corps].” (Sushruta Samhita, Sutrasthana, Chapitre 46, Sloka 5). Cela rejoint la recommandation ayurvédique de manger lorsque le feu digestif est le plus fort. Ce n’est pas un processus automatique, mais plutôt un choix conscient basé sur l’état de la digestion de chacun.
De plus, le texte précise : “Il est approprié de consommer de la nourriture et des boissons seulement lorsque la précédente a été complètement digérée.” (Sushruta Samhita, Sutrasthana, Chapitre 46, Sloka 9), ce qui met en avant l’importance de respecter le rythme digestif. Enfin, Sushruta Samhita rappelle que “Sans une bonne nourriture, le corps ne peut atteindre ses objectifs, car il dépend toujours de l’alimentation.” (Sushruta Samhita, Sutrasthana, Chapitre 15, Sloka 3), soulignant ainsi le rôle fondamental de l’alimentation pour la vitalité et la santé.
1. Durbala Agni (Feu digestif insuffisant) et Eka Kala (Un repas par jour)
Sushruta Samhita, Sutrasthana, Chapitre 46, Sloka 9:
“दुर्बलाग्निर्विभज्याश्नुयात् एककालं न तु बहुषः।”
Traduction : “Lorsque le feu digestif est faible (durbala agni), on doit diviser la nourriture et la consommer en une seule fois (eka kala) et non pas en plusieurs repas.”
Ce sloka souligne que lorsque le feu digestif est insuffisant, il est préférable de limiter la prise alimentaire à un seul repas par jour. L’Agni insuffisant implique que le système digestif n’est pas capable de traiter efficacement de grandes quantités de nourriture ou des repas fréquents. Par conséquent, un seul repas bien équilibré est recommandé pour éviter de surcharger la digestion et pour permettre à Agni de fonctionner au mieux.
2. Sama Agni (Feu digestif équilibré) et Dwi Kala (Deux repas par jour)
Sushruta Samhita, Sutrasthana, Chapitre 46, Sloka 8:
“समाग्निर्द्विकलं नित्यं प्राश्नीयात् सम्यक्।”
Traduction : “Quand le feu digestif est équilibré (sama agni), il est approprié de manger deux fois par jour (dwi kala) de manière régulière.”
Ce sloka explique que lorsque l’Agni est équilibré, c’est-à-dire ni trop fort ni trop faible, il est recommandé de consommer deux repas par jour. Un Agni équilibré signifie que le système digestif est capable de traiter correctement les aliments, assurant ainsi une bonne absorption des nutriments sans surcharge. Par conséquent, deux repas par jour suffisent, et il est important de ne rien manger entre ces deux prises pour permettre à Agni de fonctionner de manière optimale, sans production d'Ama.
3. Jeûne intermittent et l’importance des intervalles entre les repas
Ces recommandations de l’Ayurveda correspondent au concept moderne de jeûne intermittent, où l’on évite de manger entre les repas pour donner au système digestif le temps nécessaire pour digérer pleinement le repas précédent et pour permettre à Agni de maintenir sa puissance. L’idée est de respecter les rythmes naturels du corps et d’éviter de grignoter, ce qui peut affaiblir Agni.
Sushruta Samhita, Sutrasthana, Chapitre 46, Sloka 10:
“जीर्णे हितं चाध्यानमन्नपानमिति”
Traduction : “Il est approprié de consommer de la nourriture et des boissons seulement lorsque la précédente a été complètement digérée.”
Ce sloka renforce l’idée de ne pas manger fréquemment et de s’assurer que la digestion du repas précédent est complète avant de consommer de nouveaux aliments, ce qui est une clé dans la pratique du jeûne intermittent. Cela permet de maintenir l’Agni fort et de favoriser une digestion saine.
En somme, Sushruta Samhita enseigne que le nombre de repas quotidiens doit être adapté à l’état du feu digestif de chaque individu :
• Durbala Agni (feu digestif insuffisant) : Un repas par jour (Eka Kala) est recommandé pour éviter de surcharger la digestion.
• Sama Agni (feu digestif équilibré) : Deux repas par jour (Dwi Kala) sont appropriés, avec un intervalle suffisant pour permettre la digestion complète entre les repas.
Ces enseignements montrent l’importance de synchroniser l’alimentation avec la capacité digestive individuelle, en privilegiant :
- petit-dejeuner & dejeuner (avec un laps de temps de 5 à 6H entre les prises)
- ou dejeuner et diner (avec toujours un laps de temps de 5 à 6H entre les prises)
Le repas principal au déjeuner ou au dîner?
Traditionnellement, le repas principal est pris au milieu de la journée ou en fin de journée, bien que dans certaines cultures, ce moment puisse correspondre à ce que l’on appelle en anglais “diner”. Cependant, il est déconseillé de manger lorsque le soleil est à son zénith, car la chaleur intense pourrait affaiblir Agni. Cela explique pourquoi, dans certaines traditions, le repas principal est souvent pris en début d’après-midi ou en fin de journée.
Ainsi, il est essentiel de remettre en question les automatismes alimentaires qui nous sont imposés et de se reconnecter à notre propre capacité digestive. Cette réflexion nous invite à :
• Sortir des schémas préconçus dictés par la société ou l’industrie alimentaire.
• Être à l’écoute de notre Agni et de notre propre rythme digestif.
• Remettre en question les habitudes alimentaires qui ne correspondent peut-être pas à nos besoins individuels.
L’alimentation est un acte quotidien, mais il peut être enrichi d’une conscience plus profonde et d’une connexion à nos besoins véritables, au-delà des tendances commerciales.
Qualité, quantité & fréquence: vos 33, 33, 33 !
Lorsqu’on aborde le sujet de la nutrition, il est crucial de ne pas se limiter à la seule qualité des aliments, mais d’examiner également la quantité et la fréquence avec laquelle nous mangeons. En effet, la plupart des gens, lorsqu’ils parlent de nutrition, se concentrent presque exclusivement sur la qualité des aliments : ils choisissent de manger bio, sain, sattvique, vegan, végétarien, etc. Cette approche est souvent perçue comme constituant 100 % des prérequis nécessaires pour une bonne santé.
Cependant, selon la vision ayurvédique, le métabolisme humain ne repose pas uniquement sur la qualité de la nourriture consommée. Le bon fonctionnement du métabolisme dépend en réalité d’un équilibre entre trois facteurs : la qualité, la quantité et la fréquence des repas.
Imaginons que nous divisions l’importance de la nutrition en trois parts égales : 33 % pour la qualité, 33 % pour la quantité, et 33 % pour la fréquence. Si vous vous focalisez uniquement sur la qualité sans prêter attention à la quantité et à la fréquence, vous négligez ainsi 66 % des aspects essentiels de votre alimentation. Cette négligence peut rendre votre alimentation incorrecte et inadaptée, entraînant potentiellement des déséquilibres dans votre métabolisme et, par conséquent, des effets négatifs sur votre santé.
Qualité
La qualité des aliments concerne leur nature intrinsèque : sont-ils frais, bio, sattviques, adaptés à votre constitution, etc. C’est ce sur quoi beaucoup de gens se concentrent exclusivement.
Quantité
La quantité fait référence à la portion de nourriture consommée à chaque repas. En Ayurveda, on enseigne que même la nourriture la plus pure et la plus nutritive, si elle est consommée en excès ou en trop petite quantité, peut être nuisible à la santé. L’idée est de manger la juste quantité qui permet à Agni de fonctionner de manière optimale.
Fréquence
La fréquence des repas est tout aussi importante. Comme mentionné dans les enseignements de Charaka et Sushruta Samhita, la fréquence des repas doit être adaptée à la force de votre feu digestif. Une personne avec un Agni équilibré (Sama Agni) peut manger deux fois par jour, tandis qu’une personne avec un Agni faible (Durbala Agni) devrait se limiter à un repas par jour. Manger trop fréquemment ou ne pas respecter les intervalles entre les repas peut affaiblir Agni, compromettant ainsi la digestion et l’assimilation des nutriments.
En résumé, pour qu’une alimentation soit véritablement équilibrée et bénéfique pour la santé, il est essentiel de considérer non seulement la qualité des aliments, mais aussi leur quantité et la fréquence des repas. Négliger l’un de ces aspects, c’est compromettre l’efficacité de votre alimentation et, par conséquent, les résultats attendus en termes de santé. L’approche ayurvédique rappelle ainsi l’importance d’une vision globale et équilibrée de la nutrition, où chaque composant joue un rôle crucial.
Notre rôle de Conseiller en Nutrition
En tant que conseiller en nutrition, notre objectif ne se limite pas simplement à veiller à ce que la personne adopte une alimentation saine ou à ce qu’elle suive un régime végétarien ou vegan. Bien que ces aspects soient importants, ils ne constituent qu’une partie du tableau. Notre rôle va bien au-delà, car un plan alimentaire efficace et équilibré doit être conçu en prenant en compte la capacité digestive de la personne, son niveau d’activité physique, et ses dépenses énergétiques quotidiennes.
Il est essentiel d’ajuster la quantité et la fréquence des repas en fonction de ces facteurs, et de le faire avec cohérence. Par exemple, une personne avec un feu digestif fort et un mode de vie actif nécessitera peut-être une quantité de nourriture plus élevée, répartie en plusieurs repas, pour maintenir son énergie et sa vitalité. À l’inverse, quelqu’un avec une digestion plus lente et un mode de vie moins actif pourrait bénéficier de repas moins fréquents et de portions plus petites pour éviter la surcharge digestive.
Cette approche permet de prévenir les carences nutritionnelles ainsi que les troubles alimentaires. Une alimentation mal adaptée, qu’elle soit en excès ou en insuffisance, peut entraîner divers déséquilibres, allant de la prise de poids excessive à la malnutrition, en passant par des troubles digestifs ou des problèmes de comportement alimentaire.
En somme, notre mission est d’élaborer un plan alimentaire qui respecte les besoins uniques de chaque individu, en prenant en compte sa capacité digestive, son niveau d’activité physique, et en ajustant la qualité, la quantité, et la fréquence des repas pour favoriser une santé optimale. Ce n’est qu’en équilibrant ces différents éléments que nous pouvons véritablement aider les personnes à atteindre un état de bien-être durable et à prévenir les déséquilibres alimentaires.
Mais notre mission est aussi d'éduquer et d'aider nos patients à véritablement questionner leur(s) faim(s). Car dans un monde ou l'on est de plus en plus sédentaire et de plus en plus stressé, il n'est pas normal de faire 3 repas par jour: ayurvédiquement parlant, on parle ici de "viruddha ahara" et de "prajnaparadha". Un athlète olympique se devrait de manger 3 repas par jour, car ses depenses sont physiques et importantes, avec des rythme de 4 à 8 heures d'entraînement par jour. C'est loin d'être le cas de la plupart d'entre nous.
De quoi la faim est-elle le nom? De quoi avons-nous faim?
Armanda Dos Santos