À 17 ans, la vie s’ouvrait devant moi comme un livre aux pages infinies, et pourtant, c’est à cet âge que j’ai croisé la mort pour la première fois, de près, avec une brutalité que je n’aurais jamais imaginée. Le premier cancer est venu me faucher en pleine jeunesse, comme un coup de vent glacial qui balaye les certitudes. D’un jour à l’autre, les insouciances adolescentes ont cédé la place à un combat que je ne pensais pas devoir livrer si tôt. J’étais projetée dans un univers de salles blanches, d’odeurs de médicaments, de visages fatigués, où la chimio faisait rage dans mon corps, brûlait chaque cellule, m’épuisait, me tirait vers un abîme inconnu.
Je me souviens de ces nuits où la douleur prenait toute la place, où la nausée me clouait au lit, où le sommeil refusait de venir. Et puis, il y a eu cette nuit-là, cette nuit où tout semblait se jouer. Alitée, accablée par les effets de la chimiothérapie, je sentais mon corps battre faiblement, comme un murmure hésitant, entre la vie et l’abandon. Je ne sais plus si c’était la fatigue ou la fièvre qui me faisait délirer, mais une pensée s’est imposée à moi, brutale et lumineuse à la fois, une pensée simple, mais d’une intensité qui me transperçait : “Cette nuit, je vis ou je meurs.”
C’était une pensée qui n’avait rien de dramatique, rien de résigné non plus. C’était une évidence qui m’échappait, un constat que je ne pouvais plus ignorer. Je sentais en moi la présence de la mort, non pas comme une abstraction, mais comme une possibilité réelle, une porte entrouverte. Elle était là, tout près, comme une ombre silencieuse, et pour la première fois, je comprenais que la vie et la mort n’étaient pas deux réalités séparées, mais deux faces d’une même pièce. Cette nuit-là, j’ai compris que tout pouvait basculer en un instant, que mon souffle était fragile, que tout ce que je prenais pour acquis pouvait se dissoudre, s’éteindre.
Mais dans cette pensée, dans ce face-à-face avec l’inéluctable, il y avait aussi un réveil, un sursaut, une force insoupçonnée qui montait des profondeurs de mon être. “Cette nuit, je vis ou je meurs,” et dans cette phrase, il y avait un choix implicite, une décision intime qui commençait à naître. Ce n’était pas un défi à la mort, mais plutôt une affirmation de la vie, une lutte intérieure où chaque cellule, même affaiblie, semblait murmurer en chœur : “Je veux vivre.”
C’était un combat silencieux, mais d’une intensité rare, une volonté de ne pas céder, de ne pas me laisser engloutir par cette nuit qui semblait vouloir tout emporter. Et dans cette lutte, je sentais naître en moi une forme de clarté nouvelle, une compréhension intime de la valeur de chaque instant, de chaque respiration. Une flamme vacillante, mais bien réelle, qui me disait que, si le matin venait, si le jour se levait à nouveau, ce serait une victoire, une chance, une promesse de tout recommencer.
Je ne sais pas exactement ce qui s’est passé cette nuit-là, ce qui m’a permis de rester ancrée à la vie malgré la douleur, malgré le vertige de l’inconnu. Peut-être que c’était la jeunesse, cette force brute qui ne connaît pas encore le renoncement, ou peut-être que c’était quelque chose de plus grand, une force qui me dépassait et qui me murmurait de tenir bon. Mais au matin, quand la lumière a percé la fenêtre de ma chambre, j’ai su que quelque chose en moi avait changé à jamais. J’avais touché du doigt la fragilité de l’existence, j’avais regardé la mort dans les yeux, et j’avais choisi, même sans le savoir, de me cramponner à la vie, de la chérir avec une intensité nouvelle.
Ce matin-là, j’ai compris que la vie ne tient qu’à un fil, mais que ce fil peut être infiniment précieux, infiniment fort. Je n’étais plus tout à fait le même être. J’avais perdu une partie de mon innocence, mais j’avais gagné une profondeur, une connaissance intime de ce que signifie exister, de ce que signifie se battre pour un souffle de plus, pour un jour de plus. Et cette flamme, qui avait vacillé durant la nuit, ne m’a jamais quittée. Elle est devenue ce qui m’a portée à travers les tempêtes suivantes, à travers les ombres qui ont continué de rôder autour de moi.
Depuis cette nuit, j’ai appris que chaque instant est un choix, que chaque jour est une victoire silencieuse. La mort, je ne l’ai pas vaincue, mais je l’ai côtoyée assez longtemps pour comprendre qu’elle ne pouvait plus m’effrayer de la même manière. Et cette rencontre, aussi brutale fut-elle, a été le début d’un éveil, le début d’une relation nouvelle avec la vie, une relation où chaque instant, même le plus simple, devient un miracle, une petite éternité.
Armanda Dos Santos