La pharmacologie ayurvédique nous enseigne une compréhension extrêmement subtile et complexe de toute chose, en partant du dravya (la substance matérielle) comme base fondamentale de tous les processus thérapeutiques. Cette complexité se révèle dans le fait que chaque substance possède des qualités (guna), des saveurs (rasa), des forces actives (virya), des effets post-digestifs (vipaka) et des actions spécifiques (karma), tous interreliés de manière dynamique. Cette vision va bien au-delà d’une simple catégorisation des aliments en fonction de leur impact sur les doshas, comme on le voit souvent sur les réseaux sociaux, où les aliments sont étiquetés de manière simpliste comme “bons pour Vata”, “bons pour Pitta” ou “bons pour Kapha”.
Dans la pharmacologie ayurvédique, chaque dravya est unique et stable par nature (vyavasthitatva), même si ses qualités superficielles, comme le goût d’un fruit mûr par rapport à un fruit non mûr, peuvent changer. Par exemple, un citron peut être perçu comme bénéfique pour Kapha en raison de son goût acide, mais en fonction de son état de maturation, de sa forme de préparation (infusion chaude, jus frais, etc.), et de la personne qui le consomme, ses effets peuvent varier énormément. La classification générique des aliments pour les doshas sur les réseaux sociaux ne tient généralement pas compte de cette subtilité.
L’importance du dravya réside également dans sa capacité à rester constant même lorsqu’il est transformé sous différentes formes, comme des décoctions ou des infusions, démontrant une éternité (nityatva) et une stabilité profonde. Cette spécificité permet à l’Ayurveda de concevoir des traitements personnalisés et de choisir des substances en tenant compte non seulement de leurs qualités, mais aussi de leur puissance intrinsèque qui est inaltérable par des changements externes. Par exemple, la plante Ashwagandha peut être administrée sous forme de poudre, d’huile, ou de décoction, et bien que ses qualités perçues changent selon la forme, son essence dravya reste constante et porteuse de ses bienfaits thérapeutiques spécifiques.
En outre, chaque dravya est perçu par l’ensemble des sens (panchendriyagrahyatva) : on peut en sentir l’odeur, en apprécier la texture, et en ressentir l’énergie. Les simples descriptions en ligne ne peuvent saisir cette expérience sensorielle et ses nuances subtiles, qui sont essentielles pour déterminer l’effet véritable d’un aliment ou d’une plante dans la pharmacologie ayurvédique.
Le dravya abrite aussi les autres catégories fondamentales comme le rasa et le guna, ce qui lui confère une importance primordiale pour l’initiation de tout traitement. Par conséquent, réduire les aliments à des catégories superficielles pour chaque dosha ne reflète pas la richesse et la profondeur de la science ayurvédique. Cela crée des interprétations limitées et trompeuses, omettant la dimension contextuelle et holistique propre à chaque substance.
En somme, la vision ayurvédique, en s’appuyant sur le dravya et ses multiples dimensions, propose une approche intégrative et nuancée qui ne se prête pas aux généralisations souvent retrouvées sur les réseaux sociaux. Les lecteurs, influencés par ces catégorisations rigides, risquent de perdre de vue la sagesse et la flexibilité de l’Ayurveda, qui repose sur l’individualisation des traitements et l’interprétation contextuelle des substances.
Pour enrichir cette explication, on pourrait souligner plusieurs points :
1. Le contexte individuel du patient : L’Ayurveda met un accent fondamental sur l’individualisation des traitements. Chaque personne est unique, avec une prakriti (constitution de naissance) et une vikriti (état de déséquilibre actuel) qui nécessitent une approche sur mesure. Une substance, bien qu’elle puisse être considérée bénéfique pour un dosha particulier en général, peut ne pas convenir à une personne ayant une combinaison unique de doshas et d’états physiologiques. Par exemple, une personne avec un déséquilibre de Kapha pourrait bénéficier de gingembre, mais si elle présente un déséquilibre de Pitta en parallèle, ce même gingembre, réchauffant, pourrait aggraver Pitta. Ce niveau de subtilité est difficilement capturable dans des posts simplistes sur les réseaux sociaux.
2. Les conditions d’utilisation d’un dravya : En Ayurveda, on prend en compte le moment de l’année, l’état de maturité d’une plante ou d’un aliment, la manière dont il est préparé, et même la quantité consommée. Par exemple, le curcuma possède des propriétés différentes s’il est consommé cru, en poudre, cuit avec de l’huile, ou infusé dans du lait chaud. Ces facteurs influencent la façon dont le dravya agit sur le corps, ce qui est essentiel pour en tirer le maximum de bénéfices sans effets secondaires indésirables.
3. La profondeur de la notion de dravya : Il est pertinent de rappeler que les substances en Ayurveda sont classées non seulement par leurs effets directs sur les doshas, mais aussi selon leur impact à plusieurs niveaux (physique, mental, énergétique, et même spirituel). Les catégories comme le virya (puissance chaude ou froide) et le vipaka (effet post-digestif) illustrent une compréhension multidimensionnelle des substances, bien plus complexe que la simple association « bon pour Vata, mauvais pour Pitta ».
4. Les effets des formulations ayurvédiques : En Ayurveda, les substances sont souvent combinées dans des formulations pour équilibrer leurs effets et minimiser les effets secondaires. Cette pratique, appelée yogavahi, permet de créer des synergies entre différents dravya. Par exemple, dans la préparation de Triphala, les trois fruits (Amalaki, Haritaki et Bibhitaki) équilibrent leurs effets respectifs et agissent en harmonie pour offrir un bénéfice digestif sans perturber les doshas individuellement. Publier des suggestions de substances isolées pour un dosha sans expliquer ce principe risque de dénaturer cette approche subtile.
5. La responsabilité et l’éthique de la communication en Ayurveda : Il serait pertinent d’ajouter que, pour honorer la complexité de cette science ancienne, les praticiens et communicants ayurvédiques ont une responsabilité d’éduquer les lecteurs plutôt que de simplifier à outrance. Cela signifie expliquer pourquoi certaines substances peuvent varier en effet selon les circonstances, les doshas, et les modalités de préparation, pour éviter de tomber dans une approche « dogmatique ».
6. L’Ayurveda comme un art de vivre : Enfin, l’Ayurveda considère la santé comme un état d’équilibre global, où chaque aspect de la vie influence les doshas et le bien-être. Plutôt que de se concentrer seulement sur les aliments et les plantes pour équilibrer les doshas, l’Ayurveda prône aussi des ajustements dans les habitudes de vie, les routines quotidiennes (dinacharya), les pratiques de saison (ritucharya), et même la gestion des émotions. Cette perspective globale rappelle qu’il est réducteur de limiter l’Ayurveda à des prescriptions alimentaires pour doshas.
En insistant sur ces éléments, on peut montrer que l’Ayurveda n’est pas une science rigide et figée mais une approche holistique et contextuelle de la santé. Cela invite le public à comprendre que les « règles » ayurvédiques ne sont pas absolues, mais au contraire, adaptables aux spécificités individuelles et aux conditions de vie de chacun.
Armanda Dos Santos