La colère que l’on porte envers nos parents est un feu brûlant, une flamme qui consume et éclaire à la fois. Elle s’enracine dans cette tension entre ce qu’ils nous ont transmis et ce que nous avons choisi de refuser. Ils sont les premiers architectes de notre regard sur le monde, les porteurs d’une vision de l’humain que nous avons absorbée sans choix, sans recul. Et un jour, en grandissant, nous nous retrouvons face à cette architecture : imposante, parfois bancale, parfois étrangère à ce que nous voulons devenir.
Alors la colère surgit. Elle accuse, elle pointe du doigt, elle revendique : “Vous avez façonné ce que je vois, ce que je crois, et je rejette cela. Votre monde ne me ressemble pas, vos valeurs ne sont pas les miennes, vos silences ont été des prisons.” C’est une colère légitime, car elle naît de ce désir profond de s’affranchir, de trouver sa propre vérité dans un univers que nous n’avons pas choisi.
Mais cette colère est aussi un piège. Si nous la laissons brûler sans la comprendre, elle consume tout sur son passage : l’amour, la nuance, le fil fragile qui nous relie à ceux qui nous ont donné la vie. Car si nos parents sont les porteurs de ce que nous rejetons, ils sont aussi les premiers témoins de ce que nous devenons.
Cette colère n’est pas une fin en soi, elle est une transition, une alchimie. Elle est le feu qui purifie, qui brûle les illusions, les attentes, les chaînes invisibles. Elle nous pousse à voir nos parents, non comme des figures infaillibles ou des symboles de tout ce qui nous oppresse, mais comme des êtres humains. Des humains imparfaits, marqués par leurs propres luttes, façonnés à leur tour par des systèmes qu’ils n’ont peut-être pas choisis.
Rejeter l’image du monde qu’ils nous ont donnée, ce n’est pas rejeter l’amour qu’ils ont tenté, à leur manière, de nous offrir. C’est transformer cet héritage, le réinventer, y insuffler ce qui nous est propre. La colère, lorsqu’elle est traversée, devient une force : celle de créer notre propre vision, d’affirmer nos valeurs, sans nier ce qui nous a précédés.
Nos parents ne sont pas seulement des figures responsables. Ils sont des miroirs, et parfois ce que nous rejetons le plus chez eux est aussi ce qui résonne avec nos propres peurs, nos propres blessures. Comprendre cela, c’est commencer à apaiser la colère, à la transformer en compréhension, en pardon, non pour eux seulement, mais pour nous-mêmes.
Ce feu brûlant, s’il est accueilli, peut devenir une lumière. Il éclaire les chemins que nous refusons d’emprunter, mais aussi ceux que nous choisissons de tracer. Et dans cette lumière, peut-être pouvons-nous voir nos parents tels qu’ils sont : non pas des oppresseurs, mais des êtres en quête, tout comme nous.
Rejeter l’image du monde que nos parents nous ont léguée est une rébellion nécessaire. Mais cette rébellion, lorsqu’elle s’installe comme une posture définitive, devient une chaîne à son tour. On passe notre jeunesse à dire non, à s’extraire de ce qu’ils ont bâti, à brûler tout ce qui porte leur empreinte. Pourtant, dans cette destruction, quelque chose de sourd persiste : la marque de ce que nous croyons fuir.
Car ce rejet pur et dur n’est qu’une moitié de l’histoire. Le danger, c’est de vivre uniquement en opposition, comme si nos choix n’étaient que des réponses négatives aux leurs. C’est construire notre maison sur les ruines de leur monde, mais sans jamais quitter vraiment leur terrain. La colère qui nous a libérés finit par nous retenir. Elle nous pousse à tout déconstruire, mais elle oublie de nous apprendre à bâtir.
Nous devenons alors des exilés intérieurs. Exilés de leurs valeurs, de leur vision de l’humain, mais aussi, parfois, exilés de nous-mêmes. Car dans ce rejet acharné, nous perdons de vue que leur monde, aussi bancal soit-il, est aussi une partie de nous. Et cette partie-là, on ne peut pas la tuer sans se mutiler.
On refuse d’aimer ce qu’ils sont, car cela reviendrait à trahir ce que nous devenons. Mais, en vérité, cette guerre froide intérieure n’a pas d’issue. À force de leur en vouloir, nous continuons à leur appartenir, prisonniers d’un dialogue invisible, d’un miroir brisé où leur reflet ne cesse de revenir.
Alors, un jour, il faut cesser de fuir. Non pas pour accepter aveuglément, mais pour regarder en face. Regarder ces valeurs que nous avons rejetées, ces silences qui nous ont blessés, ces croyances que nous avons méprisées. Pas pour les épouser, mais pour les comprendre. Pas pour les valider, mais pour leur ôter leur pouvoir sur nous.
Ce que nous avons hérité, nous ne sommes pas obligés de le transmettre. Mais nous sommes obligés de le transformer. Refuser de le faire, c’est rester figé dans un combat stérile, un combat qui finit par ressembler à celui de nos parents contre leur propre héritage.
Le portrait cru, c’est celui d’une génération qui rejette, mais qui oublie de créer. Qui casse les cadres, mais qui peine à inventer de nouveaux contours. Et à force de dire je ne veux pas être toi, nous finissons par leur ressembler, dans cette obsession même de ne pas les reproduire.
La seule issue ? Accepter. Pas eux. Pas leurs choix. Mais cette part d’eux que nous portons malgré nous. Accepter que nous ne sommes ni leurs copies ni leurs antithèses, mais autre chose, un lien vivant entre ce qu’ils ont été et ce que nous décidons d’être. Accepter que la colère, un jour, doit laisser place à l’action. Pas contre eux, mais pour nous.
Armanda Dos Santos